L'AVIS DE L'EXPERT
PROFESSEUR MICHELE MARCHI

Michele Marchi est chercheur et professeur auprès du Département Politique, Institutions, Histoire de l’Université de Bologne et au Centro Studi Progetto Europeo. Il est spécialiste de l'histoire politique Italienne et Européenne contemporaine
Sa réflexion sur la Gallophobie :
Notre échange du 16 janvier 2024
Existe-t-il une gallophobie envers la France, si oui, quelles en sont les raisons et l'histoire?
Il s'agit d'une perception de la relation par le public italien au-delà des Alpes : les Français sont considérés comme des cousins auxquels les Italiens peuvent s'inspirer, mais également comme un modèle opposé. Il est curieux de constater que si l'on regarde la situation du point de vue du triangle incluant également l'Allemagne, ces trois grands fondateurs de la CEE se retrouvent. La relation entre les pays est complexe, surtout pendant la Seconde Guerre mondiale. L'Italie reste le pays qui a déclaré la guerre à la France, bien qu'une alliance aurait dû être établie. Cela se reflète dans l'histoire. En 1945, il y a une forte germanophobie, alors que l'Italie se reconstruit et façonne son image, présentant l'Italien en tant que gentil et le Nazi en tant que méchant. La France devient alors le pays avec lequel une relation symbiotique peut être établie.
Du point de vue institutionnel, la Quatrième République française et la République italienne se ressemblent beaucoup, partageant la même vision du parlementarisme. Il n'est donc pas évident d'affirmer qu'une gallophobie généralisée existe en Italie. La nuance se situe au niveau de l'opinion publique, la France est utilisée comme point de comparaison pour l’Italie, elle est non d’autres pays plus similaires comme l’Espagne par exemple. Plus récemment, avec l'effondrement du système des partis en Italie à la fin de la Première République suite à Tangentopoli et au terrorisme, l'Italie est devenue un pays en quête d'une nouvelle identité institutionnelle et politique ; c'est pourquoi la France semble, pendant un certain temps, être un modèle auquel s'identifier. Cependant, le sentiment un anti-français existe et augmente également au fil des années pour des raisons économiques : l'économie française fait des incursions dans le domaine économique italien. On note également des raisons géopolitiques, avec la guerre en Libye en 2011 par exemple alimentant le sentiment anti-français qui tend à croître en Italie. Certains partis politiques de la Deuxième République, à partir du milieu des années 90, exploitent ce sentiment à travers une propagande politique. Voici 4 exemples à cet égard :
Il y a un sentiment d'irritation quasi-personnel entre Silvio Berlusconi et Jacques Chirac, bien qu'ils appartiennent à la même famille politique. Nous savons que Forza Italia de Berlusconi se rapproche des Popolari Europei, tandis que Jacques Chirac faisait partie des Conservateurs Européens. Forza Italia exploite ce sentiment en critiquant la France, remettant en question le rôle de l'Italie par rapport à ses cousins français, voulant rivaliser, être les premiers de la classe et attirer l'attention sur les problèmes de l’Italie. Pendant cette période, Jacques Chirac entretenait cependant de bonnes relations avec Romano Prodi, le leader du centre-gauche de l'époque, idéologiquement aux antipodes du post-gaullisme de Chirac à l'époque.
Le deuxième moment de gallofobie au niveau de l'opinion publique correspond à la mission militaire anglo-française visant à renverser le régime de Kadhafi en Libye. Là, un mécanisme se met en place dans le pays, où Nicolas Sarkozy (dont on se souvient de la popularité en Italie atteignant une "sarkomania" au début de son mandat) ne considère pas son allié de l'époque. Il y a des raisons historiques profondes à ce différent à commencer par ce que représente la Libye pour l'Italie, un imaginaire de droite mais pas seulement, une façon aussi de rappeler la gifle de Tunis à la fin du XIXe siècle.
Le troisième moment est certainement le tournant pendant la présidence Macron avec la véritable rupture lorsque le gouvernement Conte 1 fait face à la crise liée à la rencontre de certains membres du Mouvement 5 Étoiles avec les dirigeants des gilets jaunes, ce qui entraînera le rappel de l'ambassadeur ; cela a un fort impact dans le pays. Même l'opinion publique, qui n'est pas nécessairement proche de la Ligue et du Mouvement 5 Étoiles, s'est positionnée en faveur d'une position anti-française, ne considérant pas le niveau d'impolitesse institutionnelle commis par le comportement des 5 Étoiles.
Dernier élément, nous savons bien que la relation entre Mattarella et Macron a reconstruit les relations diplomatiques. Cependant, au niveau de l'opinion publique, toute cette histoire a été traîné jusqu'à aujourd'hui. Une chose à ne pas oublier au niveau concerne les années 70 et 80 dans le contexte italien et l’attaque de la France à la mémoire des années de plomb, à travers la doctrine Mitterrand et la possibilité offerte à un certain nombre de fugitifs ayant quitté l'Italie et recherchés pour des faits liés au mouvement de terrorisme d'extrême gauche, qui la possibilité de ne pas être extradés. Nous savons que Macron a fait un pas important dans cette direction, qui a également été apprécié et impulsée par des spécialistes et des universitaires français comme par exemple Marc Lazar qui à cette occasion s'est étendu pour accréditer le geste de Macron. Cette blessure était avant tout une blessure dans la mémoire avant d'être politique. Encore aujourd'hui, peut-être davantage dans les milieux conservateurs et modérés, elle est encore vive et a contribué à faire croître cette gallophobie envers la France.
Pouvons-nous voir la gallophobie comme un outil de communication interne en Italie dans sa création identitaire ?
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Oui, tout à fait. La manière la plus simple de construire une identité nationale ou politique est de se comparer, de s'opposer à quelque chose. Certainement, dans le cas de l'Italie, dans la dimension anti-française, cela est tout à fait perceptible. Pensez à quel point l'effondrement du Second Empire et la protection que Napoléon apportait à l'État pontifical pour permettre la prise de Rome sont importants pour l'Italie. Nous savons également qu'une partie de l'unification nationale a été réalisée par Cavour avec un accord franco-piémontais et franco-italien. Il y a ici une contradiction : on construit l'identité d'une manière anti-française, puis on doit à la France une contribution fondamentale au processus d'unification. Cela se déroule également pendant la Première Guerre mondiale, où la diplomatie française insiste sur le fait que l'Italie doit entrer en guerre aux côtés des puissances ; l'Italie entrera dans la guerre en la déclarant uniquement à l'Autriche, puis à l'Allemagne un an plus tard.
Quelle est la frontière entre la gallophobie et la gallomanie ?
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Elle est très mince, Mussolini en est un très bon exemple,il doit beaucoup à la France pour son syndicalisme révolutionnaire. Mussolini finit par faire des choix qui le mèneront à s'allier avec le nazisme et s’opposé à la france, Cependant il condamnera toujours la politique britannique, mais restera relativement silencieux sur la France. C’est son invasion en 1940, qui reste dans l'esprit du nationalisme français, tout comme De Gaulle conserva un sentiment anti-italien découlant de l'ascension de Mussolini.
La gallophobie est-elle une phobie à sens unique, ou existe-t-il également une italophobie en France ?
Certainement, dans le contexte français au niveau de l'opinion publique, il y a une tendance à sous-estimer l'Italie. La France se sent en concurrence principalement avec l'autre côté du Rhin, mais peu avec l'Italie, bien qu'il y ait une véritable admiration pour la culture, la gastronomie, le paysage, mais rien de comparable avec la comparaison effectuée par l'Italie. Cela est en grande partie hérité de De Gaulle et Mitterrand. Au niveau de l'opinion publique, cela se traduit par l'idée que l'Italie s'est laissée une fois séduire par le fascisme, puis attirée par Berlusconi, ce que les Français peuvent accepter mais par pour eux. Ils n'acceptent pas l'idée de choisir un personnage en dehors des schémas traditionnels, qui ne provient pas d'une grande école.
Il persiste que l'Italie peut être une source de discussion en opposant l'approche de thèmes tels que l'immigration de chaque côté. L'Italie est scrutée, des critiques sont formulées à l'encontre de l'Italie, critiques qui ont pour but principal de toucher l'électorat français. Je pense à Darmanin lorsqu'il attaque l'Italie sur la gestion des flux migratoires, nous savons bien que Darmanin travaille pour tenter de couvrir ses arrière, car le Rassemblement National sur ces questions frappe et obtient le soutien de l'opinion publique. Nous remarquons une gestion des flux migratoires très tôt dans l'histoire de la France au XXe siècle, à partir du milieu des années 80, alors que dans le contexte italien, cela devient vraiment une question sur laquelle il est envisageable de parler pour obtenir des votes seulement au XXIe siècle.
Comment envisagez-vous l'avenir pour le sentiment anti-français et les deux pays ?
Du point de vue italien au niveau de l'opinion publique, du côté du centre-droit, c'est un peu comme observer les difficultés de Macron en disant "Mal commun, demi-joie" ; nous avons tous des problèmes. De l'autre côté, il y a cette compétition au sein de la droite italienne entre Meloni et Salvini, et il est important de souligner les liens que Salvini entretient avec Marine Le Pen. Pour Salvini, Marine Le Pen représente un objectif à atteindre ; son objectif est de réussir à unifier la nation autour du même thème de l'anti-immigration et de l'euroscepticisme, et non plus seulement sur une notion de division nord-sud. La suite dépendra de ce que choisira Giorgia Meloni, si l'idée est de pousser la compétition à droite et d'attirer le plus grand électorat possible de Salvini, elle pourrait faire resurgir ces thématiques de gallophobie. Mais cela irait à l'encontre de son inclination à rapprocher son parti du populisme. L'utilisation de la compétition avec Paris peut être une arme à double tranchant.
Cela dépendra aussi du gouvernement Attal ; il est sûr que cet exécutif français, tel qu'il a été conçu, est fait en vue des élections européennes. Paradoxalement, Macron et Meloni pourraient se rapprocher considérablement dans leur combat pour freiner les extrêmes. Il faudra voir comment Salvini réagira également face à cette marginalisation vers laquelle Meloni veut le pousser, il pourrait l'accuser d'être pro-français et ainsi nourrir un sentiment anti-français dans sa propre campagne. En ce qui concerne le sentiment gallophobe dans la société italienne, cela reste à voir, car les humeurs de l'opinion publique sont faciles à enflammer d'un côté, et sont aussi le fruit de passages historiques et de périodes longues qui ne peuvent pas être oubliés en deux ou trois mois.